Jacques Prévert

Simples beautés

(Extrait de poésie "Paroles", Jacques Prévert)


  



 
 
 

  

Alicante 

Une orange sur la table 
Ta robe sur le tapis 
Et toi dans mon lit 
Doux présent du présent 
Fraîcheur de la nuit 
Chaleur de ma vie. 
 

La belle saison 

A jeun perdue glacée 
Toute seule sans un sou 
Une fille de seize ans 
Immobile debout 
Place de la Concorde 
A midi le Quinze Août. 

- Barbara -

Rappelle-toi Barbara 
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là 
Et tu marchais souriante 
Épanouie ravie ruisselante 
Sous la pluie 
Rappelle-toi Barbara 
Il pleuvait sans cesse sur Brest 
Et je t'ai croisée rue de Siam 
Tu souriais 
Et moi je souriais de même 
Rappelle-toi Barbara 
Toi que je ne connaissais pas 
Toi qui ne me connaissais pas 
Rappelle-toi 
Rappelle-toi quand même jour-là 
N'oublie pas 
Un homme sous un porche s'abritait 
Et il a crié ton nom 
Barbara 
Et tu as couru vers lui sous la pluie 
Ruisselante ravie épanouie 
Et tu t'es jetée dans ses bras 
Rappelle-toi cela Barbara 
Et ne m'en veux pas si je te tutoie 
Je dis tu à tous ceux que j'aime 
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois 
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment 
Même si je ne les connais pas 
Rappelle-toi Barbara 
N'oublie pas 
Cette pluie sage et heureuse 
Sur ton visage heureux 
Sur cette ville heureuse 
Cette pluie sur la mer 
Sur l'arsenal 
Sur le bateau d'Ouessant 
Oh Barbara 
Quelle connerie la guerre 
Qu'es-tu devenue maintenant 
Sous cette pluie de fer 
De feu d'acier de sang 
Et celui qui te serrait dans ses bras 
Amoureusement 
Est-il mort disparu ou bien encore vivant 
Oh Barbara 
Il pleut sans cesse sur Brest 
Comme il pleuvait avant 
Mais ce n'est plus pareil et tout est abimé 
C'est une pluie de deuil terrible et désolée 
Ce n'est même plus l'orage 
De fer d'acier de sang 
Tout simplement des nuages 
Qui crèvent comme des chiens 
Des chiens qui disparaissent 
Au fil de l'eau sur Brest 
Et vont pourrir au loin 
Au loin très loin de Brest 
Dont il ne reste rien.  

 

Vous allez voir ce que vous allez voir

Une fille nue nage dans la mer 
Un homme barbu marche sur l'eau 
Où est la merveille des merveilles 
Le miracle annoncé plus haut ? 
 
 

Premier jour

Des draps blancs dans une armoire 
Des draps rouges dans un lit 
Un enfant dans sa mère 
Sa mère dans les douleurs 
Le père dans le couloir 
Le couloir dans la maison 
La maison dans la ville 
La ville dans la nuit 
La mort dans un cri 
Et l'enfant dans la vie. 

Osiris ou la fuite en Égypte 

C'est la guerre c'est l'été 
Déjà l'été encore la guerre 
Et la ville isolée désolée 
Sourit sourit encore 
Sourit sourit quand même 
De son doux regard d'été 
Sourit doucement à ceux qui s'aiment 
C'est la guerre c'est l'été 
Un homme avec une femme 
Marchent dans un musée désert 
Ce musée c'est le Louvre 
Cette ville c'est Paris 
Et la fraicheur du monde 
Est là tout endormie 
Un gardien se réveille en entendant les pas 
Appuie sur un bouton et retombe dans son rêve 
Cependant qu'apparaît dans sa niche de pierre 
La merveille de l'Égypte debout dans sa lumière 
La statue d'Osiris vivante dans le bois mort 
Vivante à faire mourir une nouvelle fois de plus 
Toutes les idoles mortes des églises de Paris 
Et les amants s'embrassent 
Osiris les marie 
Et puis rentre dans l'ombre 
De sa vivante nuit.

 
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