BERTRAND BADIE
La puissance américaine condamnée à la modestie
Politologue, explique que les Etats-Unis devront repenser leur rôle dans l'ordre mondial.

Par JEAN-LUC ALLOUCHE ET JEAN-DOMINIQUE MERCHET

Le samedi 15 et dimanche 16 septembre 2001

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Une double culture

Bertrand Badie, 51 ans, est politologue, directeur du cycle supérieur de relations internationales à Sciences-Po.

Né à Paris d'un père iranien et d'une mère française, il cultive sa double culture et consacre ses recherches aux aires arabo-musulmane et iranienne comme aux formes de l'Etat en Occident et ailleurs, aux migrations ou à la géopolitique.

Récents ouvrages parus: Un monde sans souveraineté (Fayard, 1996), la Fin des territoires (Fayard, 1995), l'Etat importé (Fayard, 1992).

Il est l'une des chevilles ouvrières de l'annuaire l'Etat du monde (La Découverte).

 

Il y aura donc l'avant et l'après 11 septembre 2001. Qu'est-ce qui a changé sur la scène internationale depuis ce jour-là?

Un changement majeur dans les perceptions, et c'est peut-être pour cela que le traumatisme est énorme. Le monde n'est plus composé de deux parties, l'une où la violence est normale, banale et quotidienne - que d'aucuns, cyniquement, appellent les wild zones (les zones sauvages) et d'autres, plus pudiques, les zones grises - et le monde développé qui serait à l'abri de la violence sauf quelques touches terroristes, au total, assez limitées... Le choc, c'est que cette masse énorme de violence qui structure la vie internationale ne se concentre plus au Sud mais tend à se disséminer. Cette dissémination est double, et c'est peut-être là le deuxième traumatisme: d'abord, la violence se répand sur toute la surface du globe, y compris dans ses zones les plus sanctuarisées. Et, deuxièmement, elle n'est plus le fait d'Etats mais elle devient celui d'individus ou d'associations d'individus, voire d'entrepreneurs spécialisés dans la «vente» de violence. Bref, nous sommes entrés dans un monde où le marché de la violence est complètement déréglementé. Du coup, même si cela coûte de le dire, il y a, depuis mardi, une égalité devant la violence. C'est un traumatisme que le confort de nos sociétés aura beaucoup de mal à assumer.

Pour le reste, d'une manière plus ou moins confuse, on commence à se rendre compte de toutes parts qu'il est urgent de penser une nouvelle stratégie dans la vie internationale. Car nos schémas stratégiques - surtout aux Etats-Unis - restent marqués par la guerre froide et par le système interétatique. La pensée stratégique doit s'aligner sur les données nouvelles de cette mondialisation où tout le monde communique avec tout le monde, pacifiquement ou non. Nos techniques de communication donnent à la violence une dimension qu'elle n'a jamais eue, en particulier son immédiateté.

Les médias entrent donc dans cette stratégie de violence...

Nombre d'études expliquent l'étroite corrélation entre l'action violente et sa médiatisation. De surcroît, la catastrophe de mardi a ouvert un débat public mondial dans lequel toutes sortes d'arguments apparaissent, qui sont eux-mêmes chargés de violence, telles la rapidité avec laquelle on a désigné le responsable et la construction collective qu'on fait de celui-ci. Si le terroriste se légitime par l'islam, aussitôt ses victimes ou ceux qui en sont solidaires vont commettre, à leur tour, un second abus en assimilant cet acte à la culture empruntée pour le légitimer, l'islam. Cette autre forme de violence risque d'annoncer de nouvelles catastrophes.

Pensez-vous qu'on soit dans la logique du «choc des civilisations» de Samuel Huntington?

Absolument pas! Car, à regarder froidement ce qui se passe, en admettant que les terroristes soient musulmans, ce n'est pas l'islam qui est en cause mais l'usage politique qu'ils en font. Dans l'islam - un milliard d'hommes, cinquante Etats -, il peut y avoir nombre de choix et quantité d'autres usages politiques de la religion. Il devient urgent de distinguer une culture des multiples usages politiques qui en sont faits, de faire le procès non pas d'une culture mais de ses manipulations.

Certes, mais les opinions publiques ne peuvent pas ne pas être insensibles en apercevant telle ou telle manifestation de liesse. Comment déconnecter ces différents islams et ceux qui s'en réclament ainsi?

Ces scènes ont certes choqué. Mais prenons garde à trois aspects. On a filmé des scènes dans certaines rues du monde musulman, mais en quoi sont-elles significatives et révélatrices de l'état de l'opinion dans le monde musulman? De même faut-il toujours partir de la surcharge de violence du monde actuel; la violence appelle la violence. Des hommes vivent une violence quotidienne depuis leur naissance et ils sentent que celle-ci commence à envahir des zones qui en étaient protégées et dont ils soupçonnent, à tort ou à raison, qu'elles sont responsables des drames qu'ils vivent. Ainsi apparaissent des réactions du type que tout psychosociologue peut analyser. Derrière ces manifestations plus ou moins spontanées émerge l'idée qu'on est en train de changer de monde et que la violence, qui était le lot commun de certains et dont d'autres semblaient dispensés, tend désormais à se répandre partout.

Enfin, par-dessus tout, ce qui s'est passé mardi est un acte contre la puissance. Ce n'est pas un acte terroriste contre la démocratie. Ce n'est pas un acte contre l'Occident ou le christianisme. C'est un acte contre une puissance considérée, à tort ou à raison, comme extrêmement développée, peut-être surévaluée par rapport à ses capacités réelles. Et qui, par l'image qu'elle donne d'elle-même, occupe à peu près l'ensemble de la planète. Dans les réjouissances terriblement choquantes qui ont pu se produire ici ou là apparaît l'idée que, pour la première fois, cette puissance vacille.

Une puissance qui a semblé pourtant impuissante à se protéger et à réagir...

Depuis 1990, on avait cru pouvoir décrire l'ordre international à travers l'idée d'unipolarité et d'«hyperpuissance», telle qu'elle est développée par Hubert Védrine. Or, semble-t-il, cette hyperpuissance était en partie fictive et décalée. Fictive parce qu'on était sensible à la formidable accumulation des ressources technologiques, économiques, matérielles et militaires des Etats-Unis. Mais, en même temps, on n'évaluait pas l'essentiel, c'est-à-dire sa capacité d'utiliser cette accumulation, et, surtout, de faire face à un certain nombre d'enjeux.

Or, depuis 1990, les vrais enjeux se déplacent: ce n'est plus la confrontation Est-Ouest, ce n'est même plus la confrontation entre Etats. C'est la prolifération de ce que j'appellerais les nouveaux conflits internationaux, qui correspondent à une tout autre grammaire, à l'usage d'autres ressources, d'autres types de violence. On a vu comment les Etats-Unis, depuis la Somalie, l'Irak, le Liberia, la Yougoslavie, ont été en quelque sorte tétanisés face à ces manifestations de violence disséminée, extra ou paraétatiques, une «violence du pauvre». Cette puissance apparaît donc telle qu'elle est: extraordinairement fragile.

Un autre élément est à prendre en compte: cette puissance n'est pas seulement fictive mais aussi décalée parce que l'idée de nouvel ordre mondial donnait aux Etats-Unis une responsabilité supplémentaire de régulation de ce nouvel ordre. Les Etats-Unis, qui avaient gagné la guerre froide, changeaient de rôle: de gladiateurs ils devenaient régulateurs. Or, depuis 1990, non seulement les Etats-Unis ont failli dans leur rôle de régulation, mais la position qu'ils ont été amenés à prendre dans la plupart des conflits n'a pas été celle du juge mais de la partie. Cela a accumulé, depuis dix ans, une formidable tension: le sentiment, chez les parties combattantes, que l'intervention des Etats-Unis n'était pas neutre, équilibrée, mais partisane. Ainsi, dans le conflit du Proche-Orient, ils étaient juges et grands conciliateurs mais aussi la grande puissance dont on savait qu'elle soutiendrait Israël quelles que fussent les initiatives que prendrait ce pays. Insensiblement, les Etats-Unis, qui se tiennent pour régulateurs, ont été perçus à nouveau comme gladiateurs. Et ont accumulé, de ce fait, sur leurs épaules, une masse de violence dont ils n'avaient peut-être pas pris toute la mesure.

Désormais, les Etats-Unis sont amenés à doublement repenser leur rôle pour faire face à ces nouvelles formes de conflictualité et pour définir les contours d'une puissance désormais relativisée. Cela ne conduit pas nécessairement à l'isolationnisme mais à réviser en un sens plus modeste leur implication dans les conflits internationaux.

Avant même ces attentats, on pressait les Etats-Unis d'intervenir au Proche-Orient. Ce conflit est-il le point nodal de ce qui vient d'arriver?

C'est un point nodal parce que ce conflit dure depuis très longtemps, qu'il est de forte intensité et, surtout, c'est un conflit carrefour. Il articule le monde palestinien au monde arabe, le monde arabe à l'ensemble du monde musulman, le Proche-Orient à l'Europe au travers de la Méditerranée, le Nord au Sud. L'exceptionnalité de ce conflit tient à ce qu'il est à la frontière de tout: il chevauche tous les espaces sensibles dans la construction de l'ordre international, avec la charge de violence et de haine qu'on connaît.

Plus globalement, si l'on s'en tient à la régulation internationale, il faut aussi ramener ce qui s'est passé à New York à ce qui s'est produit à Gênes, lors du sommet du G7. Tout en étant différent, Gênes était, d'un certain point de vue, le signe que cette masse de violence était prête à déborder.

A Gênes est apparue cette dualité du monde entre un secteur riche, protégé, et un énorme monde démuni: cette coupure n'était plus possible, ni supportable. Le message de Gênes était, dans une certaine mesure, la nécessité de réguler le monde sur un mode cosmopolite, avec la chance offerte à tous de participer sur un pied d'égalité aux mécanismes de la régulation internationale. Car l'un des contrecoups de la mondialisation, c'est que nous devons en finir avec l'idée de tutelle apparue avec les empires coloniaux, puis avec l'impérialisme et avec ce qu'on appelle, plus pudiquement, l'aide au développement, cette manière de paternalisme qui s'exprime dans le G7, le G8, les institutions de Bretton Woods.

L'Etat semble impuissant, dans cette nouvelle régulation, face à des organisations déterminées...

Non, il reste des moyens d'une régulation internationale pour peu qu'il prenne en compte ceci. Il faut mieux comprendre ce que sont ces Etats extra-occidentaux, bricolés, importés, qui ne correspondent pas à notre grammaire institutionnelle mais qui entretiennent avec l'Occident des relations ambiguës, où les rapports d'autorité ne fonctionnent pas comme en démocratie. Qui est derrière les terroristes: des Etats ou des individus? Probablement, quelque chose entre les deux. Dans le monde extra-occidental, l'entre-deux est plus important: il désigne tout ce qui se passe à la lisière entre l'Etat et des actions individuelles, aux marges des Etats, dans les circuits d'autorité plus ou moins institutionnalisés, plus ou moins branchés sur les ressources de violence dont disposent les Etats mais non contrôlés institutionnellement. Lorsque nous, Etats institutionnalisés, avons à négocier avec ces Etats, nous avons du mal à les toucher: où est l'Etat iranien? M. Khatami, M. Khamenei, une addition de bureaux d'ayatollahs? On ne sait pas.

Ensuite, les Etats doivent s'associer à des éléments de la société civile. L'Etat doit être interactif et ne peut plus ignorer ces acteurs sous prétexte qu'ils ne sont pas légitimes, démocratiquement contrôlés. Il doit agir avec les ONG, répondre à des formes d'intégration sociale qui n'obéissent pas forcément à celles de l'intégration citoyenne.

L'exemple de Durban ne plaide pas forcément pour certaines ONG...

Même si certaines ONG ont donné le spectacle que l'on sait, la régulation mondiale ne peut rester ce qu'elle est. Or, pour les relations Nord-Sud ou pour des grands conflits, cette association étroite avec les ONG devient nécessaire. L'exemple de cette semaine montre que le danger ne vient pas des Etats mais des sociétés: la violence n'est pas due, comme au temps de Bismarck, à la politique militaire des Etats mais à des intégrations sociales qui se font mal, à des espaces sociaux où l'insertion des droits est très incertaine. C'est sur ces sociétés qu'il faut agir; nous sommes dans un monde où la posture de souverainisme, d'isolationnisme n'est plus possible. N'importe quel fléau frappant tel pays est, pour nous, un fléau de demain. Un risque sanitaire en Afrique nous frappera demain: le sida en est un exemple terrible. La philanthropie, l'altruisme sont presque dépassés pour laisser la place à l'utilitarisme: il est urgent d'aider maintenant pour ne pas pâtir demain. Nous n'avons pas le choix: un conflit qui semble périphérique nous menacera demain.

Et surtout, nous ne devons pas oublier cette règle d'or, qui va devenir l'aune des relations internationales: l'aspiration à l'égalité. Un homme vaut un autre homme. Je n'ai pas vu beaucoup de réactions, cette semaine, devant la mort de plusieurs Palestiniens... Et lorsque nous saurons réagir au génocide de 500 000 Rwandais comme nous avons réagi au sort tragique des victimes emportées à New York, nous aurons fait un progrès dans la régulation de la vie internationale. Or nous sommes encore dans un monde où un homme ne vaut pas un autre homme; c'est en ces termes que le Sud réagit à la catastrophe de New York. La mondialisation aggrave les inégalités mais suscite une aspiration à l'égalité comme il n'y en a jamais eu. Parce que chacun a désormais les moyens de se comparer aux autres.


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